is this hell or heaven ?

« 'Cause I swear that I'll make you bleed if you break my heart when I hold you close to me » ► HURTS

C'était idiot, vraiment. Déchiré entre une femme décédée et un inconnu, situation risible si elle n'avait été celle d'Alban lui-même. Et même, il avait beau la vivre, la situation le faisait rire. De lui-même, de sa stupidité, de la complexité inutile qu'il ajoutait à sa vie. Comme si le fait de perdre Grace n'avait pas été suffisamment troublant et dévastateur. Veuf, et maintenant homosexuel, ou à peu de choses près. Le barman leva les yeux au ciel et essuya le même verre pour la énième fois, sous le regard interrogateur d'un habitué n'osant rien dire. Peut-être trop saoul que pour être certain de ce qu'il voyait. Alban finit par remarquer son erreur, ce qui installa un sourire vague sur ses lèvres l'espace d'un instant, avant de recouvrer une expression impassible, celle que tous lui connaissaient. Que peu savaient superficielle. Pareille à toute l'image qu'il renvoyait, son expression impassible, presque blasée, n'était que poudre aux yeux, subterfuge efficace afin de se protéger des autres, de leur amour et de la douleur accompagnant celui-ci. Stupide, encore une fois, cette histoire d'homosexualité, puisqu'il souhaitait tout sauf tomber amoureux une nouvelle fois. S'attacher, et perdre. La cycle de la vie, avait-il véritablement cru pouvoir y échapper ? Après tout, il n'était qu'un homme... Un parmi tant d'autres, tous condamnés au même sort: souffrir. Et puis mourir, douce délivrance. Du moins, selon Alban, presque réduit à compter les heures jusqu'à celle de son décès tant son existence lui semblait désormais insipide; fade.
« Je ferme », lança-t-il à la cantonade, s'attirant les regards surpris de nombre de ses clients réguliers. « Je ferme, les gars », répéta-t-il, se faisant obéir sans trop savoir par quel pouvoir il y parvenait. Même pas besoin de s'expliquer, les hommes quittèrent le bar. Peut-être avaient-ils depuis un certain temps déjà remarqué l'attitude étrange de leur barman, son air plus maussade encore que d'ordinaire. Sans doute le fait qu'il refuse catégoriquement de jouer du piano leur avait-il mis la puce à l'oreille. Et non, plus de piano pour lui, ni de guitare, rien. Ces derniers jours, il traînait dans les rues, après le travail, tête basse et avec pour seule compagnie ses idées noires. Qu'il ferme à vingt heures ne devait pas paraître si étrange que cela à ceux qui, depuis plusieurs jours, avaient pu constater la détérioration de son état psychologique. Ainsi que physique, à en croire ses cernes et la lenteur nouvelle de ses réflexes. On meurt de ne pas dormir, à croire que cette constatation le motivait à passer la nuit dehors.
« Toi, tu ne vas pas bien ! » Alban jeta un coup d'oeil par dessus son épaule, découvrant ainsi un homme d'à peu près son âge, connu de vue mais dont il avait oublié le nom. « Et toi, t'es un petit futé. » Sa réponse, ne se voulant pourtant pas méchante, ressemblait plus à un grognement qu'autre chose. Il ferma la porte du bar à clé et glissa cette dernière dans sa poche avant de se diriger d'un pas mécanique vers le cimetière. « T'as pas envie d'en parler ? » Avait-il l'air de vouloir en parler ? Qui plus est avec un quasi-inconnu ? Qu'on lui fiche la paix était, à peu près, tout ce qu'il souhaitait pour l'instant. « Pas vraiment », décréta-t-il froidement. A en croire les pas résonnants dans son dos, l'autre le suivait toujours. « Tu m'excuseras, mais je vais sur la tombe de ma femme, alors si tu pouvais... » Me laisser ? Dégager ? Importuner quelqu'un d'autre ? Il ne termina pas sa phrase, laissant à son interlocuteur tout le loisir de chercher ce par quoi il aurait conclu. Sans lui laisser le temps de réagir, il tourna les talons, pénétrant dans le cimetière lugubre sous le soleil couchant. Le vent glacial tombant avec la nuit l'assaillit, mais ce n'était rien comparé au frisson qui lui parcourut l'échine en déchiffrant le nom de Grace Jane Clayton sur la pierre tombale.